Hassan Zouaoui
Professeur de sciences politiques
FSJES/ Université Ibn Zohr
(Agadir)
Les politiques antiterroristes post 11 septembre 2001 ont été déterminées par une tendance sécuritaire qui explique en grande partie pourquoi un certain nombre de mesures anti terroristes sont orientées vers une transformation de l’articulation entre sécurité et liberté. En effet, les événements de 2001 ont suscité l’idée d’un nécessaire renouvellement des dispositifs de sécurité. Les changements législatifs et certaines pratiques administratives se sont répandus sur la planète comme une traînée de poudre : le 26 octobre 2001 les Etats Unis adoptaient le Patriot Act, le même mois le Anti-terrorism, Crime and Security Act voyait le jour en Angleterre, le 23 janvier 2006, la France votait une loi relative à la lutte contre le terrorisme…
Mais ces réponses à la menace terroriste ont eu de graves incidences sur les droits de l’homme. Parce que les références à la peur et au terrorisme s’apparentent à un discours sécuritaire global qui impose désormais des catégories totalisantes de l’ami et de l’ennemi. Il en résulte que la gouvernementalité de la peur reflète l’éloignement, souvent constaté, de l’impératif démocratique et la remise en cause des valeurs pour lesquelles les Etats ont mené des guerres contre le terrorisme. En d’autres termes, le cliché selon lequel les gouvernements tendent à justifier leurs politiques sécuritaires par la nécessité de protéger leurs citoyens donne lieu à de nombreuses polémiques car la logique sécuritaire a primé sur le droit.
Il en va de même que l’évolution de la lutte contre le terrorisme conduit à considérer que les violations des droits de l’homme affaiblissent et délégitiment la stratégie antiterrorisme. Cette stratégie finit souvent par remettre en cause le modèle occidental de l’Etat de droit. En ce sens, une grande ambigüité, qui caractérise la lutte contre le terrorisme, se traduit par la politisation de la sécurité. La guerre contre le terrorisme devient l’essence même du politique.
La présente étude se propose d’interroger les logiques politiques qui sous-tendent la stratégie antiterrorisme et son impact sur le respect des droits de l’homme.
A- Comment penser le terrorisme islamiste ?
La question de l’islamisme radical se pose avec une grande acuité. Un nouveau type d’acteurs de cet islamisme est en train d’évoluer sa posture par rapport au changement socio-démographique qui traverse la société internationale.
Il s’agit en effet de Al- Salafiyya al-jihâdiyya (Mouvement salafiste pour le jihâd) qui tire son nom de la doctrine salafiste. Elle n’a aucun rapport avec le salafisme-réformiste qu’impulsent, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des penseurs comme Sayyid Jamal Al-Din Al-Afghani (1839-1871) et, Mohammed Abduh (1849-1905). Pour ceux-ci, la réforme de l’Islam est avant tout un moyen de modernisation de la société islamique. En revanche, Al- Salafiyya al-jihâdiyya prône un modèle de société close caractérisé par le rejet de l’idée de modernité et de démocratie. Son refus de la modernité occidentale s’inscrit dans une perspective de repli frileux sur les valeurs des ancêtres, c’est-à-dire salaf.
Considérant la liaison complémentaire entre le religieux et le politique qui se reproduit rapidement dans le contexte politique mondial, la religion sert de moyen d’attaque contre les régimes politiques arabo-islamiques et occidentaux par des islamistes radicaux, connus aujourd’hui sous l’appellation des « jihadistes ». C’est pourquoi les actions d’Al- Salafiyya al-jihâdiyya sont indissociables d’une certaine classification de la violence politique. Dans ce cadre, on distingue deux catégories de violence : en plus de la violence dite verticale dont l’objectif est de déstabiliser le pouvoir « impie », elle peut aussi être horizontale quand elle touche des individus accusés de ne pas savoir respecter la chari’a, c’est-à-dire la loi islamique que le mouvement salafiste considère comme la véritable constitution de l’Etat islamique . Les salafistes takfiristes puisent leurs valeurs directrices dans le takfir, pour ainsi dire une idéologie de l’apostasie qui sert désormais de cadre idéologique approprié capable de mobiliser dans un contexte de crise économique et sociale une majeure partie de la société à la thèse jihadiste.
La précarité sociale et la marginalité économique des jeunes s’accompagnent souvent d’une adhésion à la mode salafiste et en même temps au salafisme takfiriste qui procède d’ores et déjà à un fort endoctrinement destiné à préserver le jihad comme véritable répertoire de mobilisation et aussi unique alternative à la participation politique que les islamistes modérés ont choisi en reconnaissant les règles du jeu politico-institutionnel. Selon François Burgat, les salafistes takfiriste rejettent certaines conceptions politiques occidentales acceptées par les islamistes modérés : la formation de partis ou de structures organisationnelles, la participation aux élections, l’accès des femmes à l’espace politique ou professionnel . En remplaçant le prosélytisme et la « bonne parole » par l’injonction violente, les salafistes takfiristes veulent écarter la possibilité de toute sorte de participation politique ou d’acceptation des règles du jeu institutionnel. Leur projet politique défend l’idée que le « système » islamique émane de la stricte application des préceptes de l’islam et que son déclin historique, est à l’origine de la crise actuelle du monde musulman. Autrement dit, les salafistes takfiristes plaident pour une nouvelle conception de ce que nous appelons ici l’islam activiste.
Il importe de rappeler que l’islam activiste a été présenté par Sayyid Qutb (1906-1966) comme une idée qui doit œuvrer pour le renversement du régime politique impie par le jihad : « la vision islamique de la divinité, l’entité cosmique de la vie et de l’Homme est une vision globale et complète, mais également réaliste et positive. Elle refuse par nature d’être représentée par une simple vision conceptuelle du savoir, puisque ceci est contraire à sa nature et à son objectif ; et elle doit être représentée par des hommes et une organisation vivante, un mouvement réaliste » . Cette explication allait susciter un écho puissant pour marquer, à partir de la fin de la décennie soixante-dix, nombre de mobilisations politiques dans le monde arabo-islamique.
Ce que nous constatons est que le jihâd, qui est au centre de cet islamisme, se traduit en général par «la guerre sainte ». Cette dernière est présente dans le Coran en termes de combat contre les ennemis de l’islam menés par les mujâhidûns (Combattant d’Allah) « Ö les croyants ! Soyez endurants. Incitez-vous à l’endurance. Luttez constamment (contre l’ennemi) et craignez Allah, afin que vous réussissiez ». (Sourate 3/ verset 200)
En dépit de cette interprétation rigide donnée au mot jihâd, derrière les différentes formes de violence politique adoptées aujourd’hui par les mouvements islamistes radicaux se vérifie le sens polysémique de la notion « guerre sainte », laquelle obéit à une logique religieuse qui permet aux ‘’jihadistes’’ d’agir non seulement sur la scène internationale (les attentats d’Al-Qaida en septembre 2001 comme exemple), mais également sur la scène nationale. L’interprétation jihadiste des textes religieux exprime des attentes sociales formulées dans un langage religieux à travers les catégories du bien et du mal et du « nous » et « eux ». Cela suggère que le jihâd devient de plus en plus « idéologique » prêchant le combat « violent, voir le meurtre (Qitâl) et le tyrannicide (al-Tâghût, concept coranique signifiant : ‘’tyran mécréant ‘’) à l’intérieur des sociétés musulmanes atteintes selon leurs critères de ‘’corruption’’ (Fassâd) et ignorances (Jâhiliyya) des préceptes religieux » .
Il s’ensuit que le jihâd, qui se traduit en général par « la guerre sainte », devient la base sur laquelle les islamistes radicaux fondent la légitimité de leur doctrine. Ceci explique en grande partie pourquoi la dynamique de mobilisation des groupes islamistes armés s’inscrit dans cette logique qui tend à sur-islamiser leur action violente. On le voit notamment dans la stratégie de Daech qui utilise la rhétorique de la « guerre sainte » pour rappeler ses griefs et ses objectifs. Le sentiment de hogra (mépris) qui accompagne la logique jihadiste fait que l’action terroriste est justifiée comme une violence nécessaire contre les « impies ». De ce point de vue le jihâd devient de plus en plus « idéologique » prêchant le combat violent. Il enrobe les revendications sociales et politiques dans un langage religieux. Dans ‘’Les nouveaux terroristes’’ Mathieu Guidère montre que le discours des islamistes radicaux affiche une fermeture aux autres systèmes de pensée qui rendent la confrontation inévitable. La « guerre sainte » est intrinsèquement liée à un « credo jihadiste » qui prédestine en quelque sorte les acteurs de l’islam radical à l’action violente, dans une sorte de mimétisme amplifié par l’impact considérable des médias transfrontaliers.
Il importe de rappeler à cet égard que l’organisation islamiste Daech inscrit son combat dans une perspective idéaliste en cherchant à établir un État califal. La représentation romantique du jihad par cette organisation a été conçue comme une stratégie de recrutement qui use de la frustration sociale éprouvée par des jeunes issus de l’immigration pour servir des finalités politiques. C’est ainsi que le profit des kamikazes et l’appréhension des véritables raisons explicatives de leur loyauté envers les organisations islamistes radicales devraient être prises en considération. Parce que l’action terroriste a un double sens. Pour les islamistes radicaux, c’est un jihad et arme de défense du territoire contre les occupants étrangers. Elle est aussi un acte de vengeance commis par les exclus de la mondialisation. En fait, cette dernière a donné lieu à des effets pervers en combinant le fanatisme et la technologie. C’est ce que l’on constate avec l’émergence de ce qu’on appelle les nouveaux terroristes. Il s’agit de terroriste solitaire affecté par une blessure narcissique et animé par une logique revancharde contre sa société qui lui refuse une place. Cette vengeance individuelle semble être un exécutoire au désir de faire quelque chose et de se rendre utile dans la lutte contre un Occident jugé injuste et arrogant .
La stratégie ‘’jihadiste’’ de Daech consiste à traduire la haine de l’Occident en croyances partagées et intériorisées par ses membres au point qu’ils conçoivent comme impératif personnel la défense des valeurs religieuses véhiculées par Daech. Selon Olivier Roy, beaucoup de jeunes musulmans de deuxième génération ayant une faible formation religieuse « trouvent dans le discours anti-occidental des dirigeants néo-fondamentalistes en Europe un moyen de rationaliser leur exclusion et leur opposition. Abou Hamza et Qatada prêchent régulièrement sur le thème de la fallacité de l’intégration. « L’Occident a considérablement opprimé notre nation, c’est rejeter l’idéologie occidentale », déclare Qatada (…) Ils disent au jeunes qu’ils seront toujours des exclus » . En ce sens la mobilisation se produit dans des situations conflictuelles, puisque, par définition, l’action jihadiste dépend d’une « prise de conscience » de la nécessité de combattre l’ennemi ‘’impie’’. L’assignation d’un sens religieux à la mobilisation est, dans ces conditions, un coup de force tenté par les groupes islamistes radicaux.
B- Impératif sécuritaire et respect des droits de l’homme
Depuis les attentats de 2001, on assiste à une floraison des groupes armés d’obédience islamiste parce que les interventions occidentales dans certains pays arabes loin de promouvoir la démocratie ont paradoxalement accru la menace jihadiste. A cela il faut aussi ajouter que les effets pervers du printemps arabe ont également transformé des pays arabes en pépinières des jihadistes. Le terrorisme islamiste s’est progressivement imposé comme la menace majeure qui guette les pays occidentaux et menace leur système culturel et politique. En effet, ce terrorisme, qui s’apparente à un acte de violence politique, tend à changer le monde et l’histoire par la terreur. Il devient mondialisé du fait de sa dynamique et de sa nature fluctuante qui ouvre une période d’incertitude géopolitique quant aux figures de l’ennemi et aux formes de la menace. Il en résulte que les capitales occidentales ne constituent plus des sanctuaires, au contraire, elles subissent la même menace que certaines capitales arabes comme Bagdad ou Damas. Ce qui oblige les gouvernements occidentaux à réformer leurs politiques sécuritaires afin qu’elles puissent endiguer la menace jihadiste.
Aux Eats Unis, le Patriot Act est une loi antiterrorisme qui a été votée en urgence par le Congrés américain en 2001. Il comporte 10 titres (Title) dont plus de la moitié est consacrée aux enquêtes. (par exemple «: «Title II- Enhanced Surveillance procedure» ou «Title V-Removing obstacles to investigating terrorism»), un seul aux poursuites pénales qui doivent en découler («Titre VIII – Strengthening the criminal law against terrorism»).
Les dispositifs les plus controverses du Patriot Act ont permis aux autorités d’accéder aux données informatiques sans autorisation préalable. Le titre II de cette loi antiterrorisme a légalisé des mesures « dérogatoire » et d’ « urgences » en élargissant les pouvoirs d’enquête d’agences telles que le FBI, en particulier à propos de la collecte d’informations sur les citoyens américains pourtant protégée par le Premier amendement. Il leur a également donné le droit de saisir les documents et les biens sans avoir besoin d’en informer le propriétaire immédiatement. En outre, le Patriot Act a créé des statuts juridiques particuliers, ceux d’« ennemi combattant » ou de « combattant illégal », qui permettaient d’arrêter, d’inculper et de détenir sans durée des personnes soupçonnées de terrorisme .
Le Patriot Acte a été présenté comme une dérive autoritaire parce qu’il « fait plus qu’entraver les libertés fondamentales protégées par la Constitution ; en atteignant la substance de certaines d’entre d’elles, telles que le droit à la vie privée ou la liberté d’expression, il les dénature. Il en va de même pour des droits constitutionnels dits de « procédure ». Ainsi, pour ne citer qu’eux, le droit à l’assistance d’un avocat protégé par le sixième amendement ou la célèbre clause de Due process contenue dans les cinquième et quatorzième amendements subissent des atteintes sans précédent. La section 412 accroît considérablement les pouvoirs de l’Attorney General en matière de détention des étrangers. Sur la seule base d’un « soupçon raisonnable » (Reasonable suspicion), il peut décider d’incarcérer un individu pendant une semaine puis prolonger sa détention pendant six mois » . En ce sens, une grande ambigüité, qui caractérise la lutte contre le terrorisme, se traduit par son incapacité à maintenir un équilibre entre sécurité et liberté. D’autant que la logique sécuritaire est en train de renverser les règles démocratiques en érigeant l’impératif sécuritaire en « souverain bien ».
Ce sont les fondements de la démocratie Libérale qui se trouvent hypothéqués du fait de l’émergence d’une idéologique sécuritaire qui a converti l’ensemble des problèmes envisagés par la société américaine en problème de sécurité. La lutte contre le terrorisme a fini souvent par remettre en cause le modèle occidental de l’État de droit, d’autant que le maintien de « la «sécurité dans le respect du droit n’est donc pas un luxe réservé aux temps pacifiques et dont on pourrait s’exempter en cas de crise: c’est précisément là, au contraire, que s’éprouve la capacité démocratique à prendre au sérieux ses principes et ses règles » . A partir de ces considérations, on peut constater que la logique sécuritaire justifie d’ores et déjà le monopole étatique de la violence physique et symbolique.
Les débats houleux qui ont accompagné l’élaboration des lois antiterroristes dans les démocraties occidentales, ont été marqués foncièrement par le souci de renforcer les dispositifs de sécurité. Ainsi, en réponse à des questions à l’Assemblée Nationale de Manuel Valls, le Premier ministre français a bien souligné que « Nous (La France) avons un ennemi et il faut le nommer: c’est l’islamisme radical et l’un des éléments de l’islamisme radical est le salafisme (…) Nous ne devons pas uniquement nommer les choses ni faire des discours, comme nous le verrons demain avec le projet de loi permettant de prolonger l’état d’urgence. Nous pouvons également, sans doute, améliorer un certain nombre de dispositifs » . Dès lors, le discours politique vise à la justification d’une diminution des libertés publiques au nom d’un impératif sécuritaire qui soulève de nombreuses questions.
L’état d’urgence, qui a été proclamé en France le soir des attentats du 13 novembre 2015, a donné aux préfets de département le droit :
• d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ;
• d’instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ;
• d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics .
L’articulation délicate entre liberté et sécurité se fonde désormais sur la gestion de la peur. De même le recours récurrent à l’impératif sécuritaire dont il est question aujourd’hui semble s’assigner pour objectif la création d’un État sécuritaire. Ce qui nous conduit ici à mesurer l’efficacité de n’importe quelle politique sécuritaire à l’aune de sa protection des droits naturels dont jouit l’homme.
Il importe ici de souligner que l’état d’urgence révèle la contradiction inhérente à toute stratégie antiterrorisme autant qu’elle atteste d’une éventuelle transformation de l’Etat de droit en Etat sécuritaire. En fait, cet état d’urgence engendre sciemment une limitation sévère des droits civiques des français, autant qu’il s’est transformé en facteur puissant de présidentalisation du régime politique. Ainsi, certaines Organisations Non gouvernementales (ONG) ont critiqué la prolongation de l’état d’urgence en France. Pour l’Amnesty International « certes, il est du devoir des autorités de prendre les mesures nécessaires pour protéger la population, cependant elles ont la responsabilité de s’assurer que l’état d’exception ne devienne pas la norme et de démontrer la nécessité de renouveler ce régime dérogatoire » . D’une manière générale, les mesures antiterroristes seraient incapables de prendre en charge la réconciliation entre impératif sécuritaire et liberté parce que la notion de « menaces à la sécurité » est extrêmement vague et sert souvent à dissimuler ou justifier des finalités agressives. Paradoxalement l’acte terroriste amène souvent les Etats à prendre des décisions précipitées et irréfléchies. Autrement dit, les politiques antiterroristes altèrent souvent les fondements des Etats libéraux, confortent les régimes non démocratiques dans leur système et annihilent la puissance narrative de l’Occident, sa capacité à diffuser sa « bonne parole » via l’élaboration d’un « grand récit géopolitique » .
Or, le terrorisme islamiste a pris un essor considérable en termes de menaces et d’enjeux pour les politiques sécuritaires adoptées par les démocraties occidentales. Il est apparu que le traitement sécuritaire de ce terrorisme a pris certains pays occidentaux au piège qui leur avait été tendu par Daech, en sacrifiant leurs valeurs libérales sous prétexte de combattre le terrorisme islamiste et d’instaurer la sécurité. Ainsi, le décret promulgué par le président américain Trump interdisant l’entrée aux États-Unis des ressortissants de sept pays à majorité musulmane, constitue une remise en cause des fondements libéraux sur lesquels repose le système constitutionnel et politique américain. En raison de la nature de sa politique antiterroriste, les États-Unis sont souvent considérés comme « l’enfant terrible » des démocraties occidentales, pour reprendre l’expression de Colombe Camus .
Le débat actuel sur le potentiel de l’islamisme radical au monde occidental est invité à s’arrêter longtemps sur les facteurs qui ont propulsé les islamistes radicaux sur le devant de la scène comme des acteurs clés. S’intéresser à ces facteurs s’avère particulièrement utile pour tenter de comprendre l’évolution de la signification du terrorisme. Les attentats qui touchent aujourd’hui les pays occidentaux attestent de la transformation de la dynamique terroriste en guerre asymétrique. Contrairement à une guerre conventionnelle qui oppose des États souverains, la puissance militaire ne suffit pas à elle-même pour vaincre les « jihadistes » dans le cadre de la guerre asymétrique, parce que l’ennemi est invisible et difficilement localisé géographiquement. Le terrorisme islamiste mondialisé, qui vise à changer l’histoire, tend à renverser le rapport du fort au faible.
C’est pourquoi le caractère asymétrique de ce terrorisme rend toutes les opérations totalement imprévisibles. Il en résulte que le terrorisme islamiste transnational reste de son côté un phénomène fluctuant qu’il convient de le saisir avec une extrême prudence. Au vrai cette thèse est compatible avec une analyse qui soulève de multiples questions relatives à la définition qui doit être apportée à ce phénomène puisque la figure indéterminée du terrorisme pose de lourdes difficultés dans l’exercice de qualification et de définition de la menace d’une part, et des propositions devant être formulées pour s’en protéger d’autre part . Dans cette optique, l’identification du terrorisme islamiste transnational s’impose comme la grille d’interprétation de la stratégie antiterrorisme adoptée par les démocraties occidentales.
Pour les Etats européens et les Etats Unis, la sécurité n’est désormais envisagée que par rapport à la menace jihadiste. Partant de l’idée qu’un impératif s’impose à tous les Etats : survivre. Tous les acteurs étatiques ont au moins un objectif commun : leur sécurité. Celle-ci repose sur le réalisme défensif qui trouve son origine dans la mise à jour des paradoxes du « dilemmes de sécurité » défini dès le début des années 1950 par John Herz, puis développé par Arnold Wlofers . L’interdépendance des menaces débouche sur une prise en compte de l’interdépendance de la lutte contre le terrorisme entre les Etats occidentaux. Mais, dans leur guerre contre le terrorisme islamiste, ces Etats occidentaux ne parviennent pas à s’adapter aux évolutions imposées par Daech, au contraire le problème avec cette guerre c’est qu’elle a entraîné la disparition progressive des valeurs fondamentales de la démocratie occidentale. Au nom de l’exceptionnalité de la lutte contre le terrorisme la relation entre liberté et sécurité a été transformée, car au-delà des valeurs légitimatrices de la stratégie antiterrorisme, c’est le respect des droits de l’homme qui est remis en question.
L’évolution des formes de la guerre contre le terrorisme conduit en outre à considérer la politisation de la sécurité dans la mesure où elle est destinée à servir les intérêts politiques des acteurs dont le but est d’obtenir le mandat politique approprié et les ressources nécessaires à l’action visée. Selon Didier Bigo et R.B.J. Walker « le fait central est que la sécurité, sans doute l’aspect le plus contesté du politique, en est venue à saturer tout discours politique. Il s’agit d’une arène de lutte par excellence, d’un champ de bataille sur lequel s’applique un sens particulier du politique » . L’intérêt pour la sécurité est par conséquent indissociable des croyances concernant l’utilité politique de la stratégie antiterrorisme ainsi que son efficacité pour donner sens aux actions entreprises.
En effet, le défi sécuritaire devient un enjeu électoral car ce sont les questions de sécurité nationale qui préoccupent le plus les citoyens des Etats occidentaux. Ainsi, le thème de sécurité du territoire français et la canalisation de la menace du terrorisme islamiste étaient un thème principal dans le débat électoral français. Les candidates pour l’élection présidentielle de 2017 ont bien compris que la clé de leur victoire électorale est de se servir électoralement de la menace terroriste. En se posant en acteurs politiques bien placés pour vaincre la menace jihadiste, ces candidats se sont engagés à réévaluer les lois antiterroristes afin de rétablir la sécurité et veiller à la protection des libertés individuelles . Il apparait alors que la question de sécurité a été instrumentalisée pour servir des finalités politico-électorales, ce qui explique pourquoi la campagne électorale présidentielle de 2017 était destinée à entretenir la croyance en l’utilité de l’élection d’un président fort et capable de sauvegarder les valeurs fondamentales de la république française.
Conclusion
Certes, le terrorisme islamiste s’est imposé progressivement comme la principale menace qui guette la sécurité des démocraties occidentales. Il s’agit en effet d’une menace « insaisissable » et « invisible » qui est venue consacrer un nouveau paradigme de la violence politique suscitant la nécessité de renouveler les dispositifs sécuritaires.
Ainsi, la nature dynamique et fluctuante du phénomène terroriste pose de lourdes difficultés dans le choix des moyens les plus pertinents pour canaliser la menace jihadiste. Ceci veut dire que la stratégie sécuritaire adoptée par les Etats occidentaux s’avère inefficace car les effets de cette stratégie sont jugés très limités et incapables d’accompagner l’évolution du terrorisme islamiste. En s’engageant sur le terrain de l’exceptionnalité ces Etats occidentales se sont écartés des principes fondateurs de la démocratie libérale, ce qui explique pourquoi dans la lutte contre ce terrorisme se pose de façon inédite la question de l’équilibre entre liberté et sécurité.
Les enjeux qui caractérisent les stratégies sécuritaires et qui s’expriment à travers le prisme de l’exceptionnalité, ont favorisé la militarisation de la lutte antiterroriste avec les guerres menées notamment par les Etats Unis et la France contre Daech et Al-Qaida en Afghanistan et au Mali. Il en résulte que les principes fondateurs de la démocratie libérale sont mis à mal lorsque les actions militaires contre les organisations terroristes ne sont pas soumises à aucun contrôle. De plus, ces guerres ont soulevé des questions concernant l’obligation de respecter le droit international humanitaire par ces Etats. En d’autres termes, l’emploi des forces armées pour lutter contre le phénomène du terrorisme islamiste ne va pas sans effets pervers comme l’a démontré le cas de 780 prisonniers originaires d’une quarantaine de pays qui ont été transférés vers le centre de détention de Guantanamo. Ce centre a été mis en place après les attentats du 11septembre 2001 pour y regrouper les prisonniers de la « guerre contre le terrorisme ».
De fait, le recours récurrent à la guerre pour endiguer la menace terroriste signale une stratégie sécuritaire déficiente dans la mesure où l’outil militaire participe à la radicalisation de la lutte contre le terrorisme.
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