L’année 2020 est sans doute la plus riche en matière de production littéraire pour l’écrivain sénégalais issu de la diaspora Amadou Elimane Kane qui vient de publier une troisième trilogie romanesque : L’épopée de Khaly Amar Fall ou L’éloge de la pensée ; Transes entre Ndeup et Jazz ; L’étincelle aussi parle et un nouveau recueil de poèmes intitulé Parfum de tamariniers.
Cette troisième trilogie d’Amadou Elimane Kane s’inscrit dans la continuité de la première : L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë (2013), Les Soleils de nos libertés (2014) et Une si longue parole (2015), dans laquelle l’auteur entreprend la déconstruction de l’histoire africaine, largement écrite par les Occidentaux, produisant ainsi une rupture dans sa manière d’aborder « les questions de l’exil, des appartenances et de la richesse des territoires pluriels ».
Sept ans après la parution de L’ami dont l’aventure n’est pas ambiguë (2013), Amadou Elimane Kane publie L’épopée de Khaly Amar Fall ou L’éloge de la pensée, premier opus de sa nouvelle trilogie, un roman qui interroge également la mémoire et l’histoire. Dans ce roman, l’auteur relate des faits oubliés de l’histoire, qu’il restitue amplement, réhabilitant ainsi le patrimoine culturel africain. Par la voix de Mariam Asta, personnage figurant déjà dans le premier volume de la première trilogie, narratrice très incarnée et double féminin de l’auteur, le lecteur découvre la captivante histoire du grand érudit Khaly Amar Fall. Ce dernier est la figure centrale ou le héros éponyme du roman. Certains ne connaissent son nom que dans l’évocation de l’ancienne université de Pir (une ville du Sénégal) qu’il a fondée et d’où est sortie la plupart des grands savants du Fouta, contrée d’origine de l’écrivain.
Mariam Asta sublime son existence et celle du lecteur par les récits africains qu’elle puise dans la parole qui, dit-elle, est la source de tout son Être. À travers une longue lettre, Mariam Asta narre à son fils la glorieuse Histoire africaine en mettant en scène une série de destins singuliers et croisés, d’épreuves à surmonter d’où le choix de l’épopée pour romancer surtout le parcours très symbolique du grand érudit et bâtisseur Khaly Amar Fall.
Dans ce roman, et par les soins de la narratrice déléguée Mariam Asta, la plume de Amadou Elimane Kane s’empare du patrimoine oral africain, ce qui transcende et laisse transparaître son identité africaine. Il y convoque les composantes de cette tradition et vise à revaloriser certains héros africains « qui, souvent ont été peints en noir par des conceptions populaires, colonialistes et racistes. » En convoquant l’oralité dans son roman, et dans son œuvre en général, Amadou Elimane Kane mène une quête perpétuelle, celle de la reconquête de soi, de l’affirmation de l’authenticité de l’écrivain, de la redécouverte de la vraie parole de l’Histoire africaine. L’écrivain, face au désordre de l’histoire, transgresse un certain nombre de conventions littéraires en mêlant l’épopée et le roman, l’oralité et l’écriture, etc. La dynamique de l’histoire et la puissance fictionnelle révèlent sa stratégie d’écriture et dévoilent son vœu de mettre en récit le patrimoine historique et l’héritage culturel africains.
Amadou Elimane Kane crée ainsi un nouvel univers entre fiction et histoire où il bannit toute forme de mensonge. Le deuxième opus de sa troisième trilogie, intitulé Transes entre Ndeup et Jazz, en retraçant « la transmission historique des valeurs africaines », vient confirmer ce combat. L’auteur y adopte la vision contemporaine de l’Afrique en cherchant à rétablir sa dimension culturelle « pour parvenir à une renaissance sociale ancrée dans ses racines faites d’équité, de justice et d’humanité. » Massamba, personnage principal de ce roman, émigre aux Etats-Unis d’Amérique où il rencontre Malcom, un grand professeur américain en quête d’identité. Ces deux personnages unis par des sentiments humains et la culture africaine empruntent ensemble la voie de la reconstruction de l’Histoire africaine. Avec ce roman, Amadou Elimane Kane rappelle, en partie, l’histoire de la communauté diasporique des Etats-Unis et passe au filtre la transmission des enseignements des valeurs du monde noir dont la culture millénaire peut être un modèle pour l’humanité en ce XXIe siècle.
Toujours dans le souci de former une nouvelle épopée poétique et littéraire, Amadou Elimane Kane décrit dans le troisième roman de sa nouvelle trilogie, L’étincelle aussi parle, son traçage des lignes ignorées de l’histoire entre l’Afrique et l’Asie. L’auteur rappelle que le Cambodge, lieu où se déroule une partie de son récit, était peuplé, à l’origine, par des Noirs, désignés par le terme « Negrito ». Pour réhabiliter cette histoire méconnue et ensevelie par « des idéologies destructrices, des actes de domination qui cherchaient à gommer l’histoire anthropologique et scientifique », il campe l’histoire de Joshua, un jeune homme issu d’un couple métis et pour qui s’ouvre les chemins de l’existence à travers le passé familial de sa mère, une française d’origine cambodgienne. Malgré sa double appartenance, et le fait qu’il n’a jamais vécu en terre africaine, Joshua a un attachement viscéral à ce continent. Il joue le rôle du Messie car étant celui qui détient le flambeau de la réhabilitation de l’Histoire du continent noir.
« La transmission historique n’est pas neutre », nous dit Amadou Elimane Kane dans le prologue de son troisième opus (p.17), et c’est pour montrer que le récit africain traverse les continents. Son voyage perpétuel sur le chemin ou les traces de l’histoire dévoile son « altruisme universel » et il convient avec Émile Durkheim que « Partout où il y a des sociétés, il y a de l’altruisme, parce qu’il y a de la solidarité».
En effet, l’occultation des aspects multiculturels, des trajectoires historiques de l’humanité qui sont plurielles, au profit du mouvement unique de la culture occidentale pousse Amadou Elimane Kane à bâtir le récit de l’histoire africaine qui est « au commencement de l’humanité », « le début d’une longue lignée de migrations, d’adaptation aux conditions de vie, d’échanges et d’évolutions pour les peuples ».
Amadou Elimane Kane choisit la fiction pour revisiter l’histoire, choix qui lui permet d’avoir une autre interprétation, ou de «combattre les idées reçues dans la perspective que rien n’est linéaire ». La fiction étant très liée aux faits historiques, elle permet à l’auteur de remonter le temps et de s’apercevoir que chaque histoire se nourrit de celle qui l’a précédée.
La nouvelle trilogie d’Amadou Elimane Kane constitue une véritable fresque historique qui fait revivre le passé et certains événements historiques. Dans ce triptyque, même si la prose déborde les paysages et les rites décrits, la poésie reste quasi absente. En effet, l’auteur avait habitué ses lecteurs à l’insertion de tirades poétiques dans ses premiers romans.
Toutefois, le choix du récit ne signifie pas un abandon de la poésie chez Amadou Elimane Kane. Même s’il investit ce genre et d’autres encore, la poésie est au centre de sa création littéraire car, il se définit avant tout comme viscéralement poète. Ainsi, plus d’une décennie, après la publication de son quatrième recueil, il renoue avec la poésie en publiant Parfum de Tamariniers. Il reprend ainsi son souffle poétique et exprime à nouveau son dévouement « à l’expérience de la création et de la transmission. »
Amadou Elimane Kane puise ici aussi dans la symbolique de l’arbre (le tamarinier, arbre séculaire et témoin d’une histoire millénaire, comme le baobab, le palmier, le flamboyant) et dans le chant initiatique africain. Cette puissance du symbole fait ressortir l’identité d’exilé de l’écrivain dont la position éclaire le lecteur sur ses sentiments lorsqu’il se souvient de sa terre natale (son œuvre s’enracine ainsi dans l’enfance initiatique).
Il bâtit une œuvre à la fois unique et plurielle, élabore son art poétique grâce à la parole, au « dire poétique », une démarche pour lui de revaloriser le patrimoine oral africain, un héritage de son éducation culturelle. Ses écrits s’inspirent de l’Afrique et, en tant qu’exilé et souffrant de la différence en terre française, Amadou Elimane Kane « transcende le verbe » pour affirmer son identité noire et proposer la réhabilitation du continent noir. Malgré sa douleur et sa « colère silex » liées au souvenir de l’esclavage et de la colonisation, il invite au dépassement et oriente sa poétique vers l’amour pour célébrer la beauté du continent noir, ses valeurs, sa créativité et sa cosmogonie.
Le nouvel exploit littéraire d’Amadou Elimane Kane met en scène « la genèse de sa création poétique », celle de réhabiliter le récit africain. Ainsi se dévoile plus largement son projet littéraire, qui consiste à consigner l’univers panafricain dans son œuvre et à amorcer tous les contours d’une Renaissance africaine ; l’objectif étant, pour lui, de produire un discours qui réhabilite une culture minée par plusieurs siècles de clichés, permettant ainsi à l’Africain de se reconnecter avec sa véritable Histoire. Cette volonté de réhabiliter l’Histoire africaine qu’il a amorcée depuis ses premières œuvres s’appuie non seulement sur un désir de liberté créatrice, mais surtout sur une poétique endogène. Grâce à son expérience de l’exil et à sa pratique de l’imaginaire de la renaissance africaine, il produit une œuvre unique et constante en créant un corpus poétique et un corpus romanesque, en mêlant les genres oraux et l’histoire dans ses fictions, etc. Il expérimente effectivement son idéal de renaissance et de réhabilitation de la culture africaine à travers ces différents genres.
Amadou Elimane Kane construit ses récits en créant un lien entre eux et en maintenant une grande liberté esthétique. Par ce lien esthétique et vibrant, il fait l’exploration des possibles, pour redonner à la culture noire toutes ses dimensions, culturelles, sociales, spirituelles, porteuses d’une civilisation, comme à l’orée de l’histoire sacrée puisée « sur les rives du Nil ». La récurrence textuelle chez Amadou Elimane Kane et son recours à l’intertextualité ou à la trilogie, s’inscrivent dans la continuité, dans un mouvement naturel du texte.
Cette technique très proche de ce que Jean-Louis Dufays nomme « autostéréotypie », permet à Amadou Elimane Kane de mettre en place une identité textuelle forte et de donner à son œuvre une dimension éthique fondée sur la relecture et l’interrogation. En conjuguant la mémoire de ses textes à celle de son peuple, il place la mémoire historique au principe de sa démarche littéraire. Il instaure ainsi un dialogue avec le passé, qui devient une force de salut.
Avec sa nouvelle trilogie et son nouveau recueil poétique, qui s’inscrivent dans la continuité de ses premières publications, Amadou Elimane Kane produit une œuvre singulière, qui marque l’histoire de la littérature contemporaine et crée ainsi une nouvelle « esthétique du dire ». Son écriture se présente comme un souffle expressif des souffrances et des silences qui raniment les drames singuliers de l’Histoire africaine. Sa démarche scripturaire vise à se réapproprier la vraie Histoire de l’Afrique niée et violée par la colonisation. Bien qu’auteur diasporique, qui s’identifie comme un écrivain de la pluralité, il fait ancrer son œuvre dans le passé africain, il l’érige en héritage de la mémoire et de l’identité à conserver, à découvrir et à assumer.
Coudy Kane,
Enseignante-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar

