Le simple fait de penser qu’il pourrait y avoir des musulmans, bien portant qui ne jeûnent pas sonne bizarre à l’oreille. Dans un pays musulman à 95%, il ne fait pas bon avouer qu’on ne jeûne pas, et les recettes pour feinter sont nombreuses. C’est un phénomène qui devient étrange. A l’heure du repas de midi, dans les gargotes et autres restaurants populaires de Dakar, tout le monde se dit soudainement catholique ou souffrant. Mais, l’islam n’autorise que malades, femmes enceintes ou en période de règles, à ne pas observer le jeûne du ramadan, cinquième pilier de l’islam.
« C’est toujours le rush en pleine journée de ramadan »
D’ailleurs, les gargotes ne désemplissent presque pas. En plein centre de Dakar, au marché Kermel, Ndeye Coumba Thioune tient une gargote. Si elle reconnaît la baisse de sa clientèle, elle l’estime qu’à 10%. « On a plus de clients musulmans que chrétiens et vous le voyez, le local ne désemplit pas. Je me dis que le jeûne est une affaire personnelle. Je ne juge personne et je suis là pour gagner de l’argent, » argumente-t-elle sourire.
Ndeye Ndiaye est une restauratrice au quartier des HLM. Cette jeune dame ouvre son établissement en pleine journée pendant le ramadan. Très plaisante avec les connaissances qui passent dans la rue, Ndeye confirme avoir la même clientèle qu’avant le ramadan. « Je prépare la même quantité de nourriture dans la journée, et la plupart de mes clients sont des musulmans. Déjà, je suis dans une zone industrielle, donc il n y a que des ouvriers ici. Ces derniers me disent que leur travail ne rime pas avec le jeûne », explique-t-elle.
« On ne peut pas jeûner, c’est tout !!! »
Trouvé dans une gargote ici à Pikine, ce haut fonctionnaire se dit avoir des raisons valables pour ne pas jeûner. «Je préfère donner de l’argent en aumône, plutôt que d’observer le jeûne.», explique-t-il.
Au fond de la gargote, est installée deux tables à manger. L’endroit est mal éclairé. « Les clients préfèrent le lieu en cette période de ramadan », nous dit à voix basse une serveuse. Après avoir pris place avec deux autres messieurs, nous nous sommes présentés comme journaliste et c’est le silence cathédral. Cinq minutes d’explication et d’assurance, ils ont accepté de nous parler mais sous l’anonymat
« Je ne peux pas jeûner parce que mes parents ne me l’ont pas appris quand j’étais enfant. Là, j’ai honte de le dire à ma femme. Du coup, je viens dans cette gargote pour le repas », défend-t-il. « Une fois à la maison, je fais comme tout le monde. C’est-à-dire avoir un sentiment de fatigue même si cela me pose un cas de conscience. Mais Dieu est grand », poursuit le taximan.
Son collègue de table, très loquace, semble être plus convaincant. « A la maison, ils savent que je ne jeûne pas et je suis bien portant. Le travail de la maçonnerie est très difficile à cette période. En toute honnêteté, je ne peux pas allier les deux. Mais chaque jour, je donne 500 francs FCA à une personne nécessiteuse comme le veut la religion », soutient-il.
Le même tableau s’offre sous les yeux du nouveau venu, dans un des restaurants de Fann. Mais, ici, les personnes trouvées sur place n’ont pas voulu se prononcer sur la raison de leur présence en ces lieux.
L’histoire du jeûne et les « Baye Fall »
Le « Baye Fall » est une idéologie issue de la confrérie religieuse mouride fondée par Serigne Touba. Mame Cheikh Ibrahima Fall avait été en son temps, exempté du jeûne par son marabout Serigne Touba. Car lorsque Cheikh Ibra s’y donnait « il forçait les animaux à jeûner ». Et Mamadou se dit suivre la même logique. A la question de savoir si cette dérogation s’étendait jusqu’aux disciples du marabout exempté de jeûne, l’homme se sent outré et interrompt l’entretien…
Le jeûne semble relever d’une lecture toute personnelle des textes. Chacun les interprétant à sa manière, les raisons pour ne pas jeûner diffèrent d’une personne à une autre. Mais tous les non jeûneurs rencontrés se proclament « bons musulmans pratiquants ». Cela même s’ils ne font pas leur obligation du ramadan.
Le regard du sociologue Djiby Diakhaté :
« L’enfer, c’est les autres »
Le sociologue Djiby Diakhaté rappelle combien au Sénégal, le regard de l’autre est important, jusque dans la pratique religieuse. Il estime que l’islam au Sénégal fonctionne plus comme une convention, une contrainte sociale que comme une réalité spirituelle. « Beaucoup de personnes jeûnent parce qu’il ne pourrait pas en être autrement dans un milieu où tout le monde le fait. C’est une sorte de suivisme », dit-il.
Poursuivant son argumentation, le sociologue affirme que la pratique religieuse est de plus ostentatoire. « Un individu peut sacrifier certains besoins vitaux au profit d’une bonne appréciation de la part du public. On veut se faire voir. Il faut avoir une longue barbe, il faut avoir un long chapelet, il faut avoir une natte à la main, c’est une façon de dire aux autres que je suis vraiment quelqu’un de pieux », enseigne Djiby Diakhaté.
Pour conclure sur ce sujet, notre interlocuteur rappelle l’assertion de Jean Paul Sartre « l’enfer, c’est les autres ». Djiby Diakhaté de dire que « les autres me font mener une vie infernale parce qu’ils me regardent ».