« La valeur n’attend point le nombre d’années», disait Pierre Corneille. Cette pensée semble être le reflet de Fatou Bâ. Habitante et vendeuse d’eau dans une décharge d’ordures, la petite orpheline de douze ans, affiche des airs, et une mentalité de grande. Son vécu et sa vie, pas évident, n’ont pas réussi à lui ôter son sourire lumineux.
A la voir, dans ce lieu, l’on ne peut s’empêcher de se demander, comment une fille de cet âge là, peut vivre, ou évoluer dans un environnement pareil. Pendant que les filles de son âge sont à l’école, Fatou arpente les ruelles de Mbeubeuss, une décharge d’ordures, pour vendre ses sachets d’eau. C’est dans cette décharge, que nous nous sommes rencontrées. Dans ce lieu où ne s’entassent que déchets ménagers, où, inhaler la fumée et les odeurs émanant de ces ordures fait partie du quotidien. Différentes personnes s’y retrouvent, hommes, femmes, comme enfants. Le nombre d’hommes étant largement plus important, la majorité y exerce le métier de récupérateurs. A Mbeubeuss, où la plupart des gens ne sont pas ouverts aux échanges, Fatou, entre deux éclats de rire, s’est prêtée volontiers à la discussion. Peut-être est ce dû à sa jeunesse, dissimulant ainsi, mal, un caractère insouciant.
Notre rencontre était toute aussi hasardeuse. Elle vaquait à son activité quand, je l’ai apostrophé. Vêtue d’un pagne solidement noué, d’un tee-shirt rose, assorti d’un foulard de tête, le pas leste, Fatou s’en allait retrouver ses clients. Un sourire, un geste, ont suffi à lui inspirer confiance. Déchargeant sa tête de la pesante bassine remplie de sachets d’eau fraîche, elle s’adonne à cœur ouvert, au récit de sa vie.
Jetant un coup d’œil dans le rétroviseur de son passé, en Guinée, où elle a vu le jour, Fatou affirme: « Je suis d’origine guinéenne. J’ignore à quel âge je suis venue au Sénégal, parce que j’étais encore une toute petite fille. Je sais juste que mes parents sont décédés et que ma tante m’a prise sous son aile et m’a ramené ici. » Fatou n’a jamais été à l’école. C’est sans doute ce qui explique l’ignorance qu’elle affiche par rapport aux dates marquantes de sa vie. Visiblement affectée par ce bond en arrière dans son enfance, elle peine à retrouver le joli sourire qu’elle arborait. « Je ne me souviens pas de grand chose de ma vie à Conakry, reprend-elle, après courte réflexion. Je n’y suis pas retournée depuis lors. Je n’ai aucun souvenir précis de mes parents. Je peux dire que je ne les ai pas connus. Enfin, je ne les connais qu’à travers ce que me dit ma tante sur eux, » avance t-elle, le regard fixe.
Ses souvenirs de petite fille dakaroise l’ont tiré de sa mélancolie. Spontanée, c’est avec une mine reflétant la nostalgie qu’elle se décrit comme une fillette sans caractère défini. « J’étais une petite fille insouciante, rieuse, sans trop de problèmes, qui ne pensait qu’à jouer à la poupée, comme toutes les petites filles du monde. Mais, dit-elle un sourire triste, ces années me manquent, » raconte t-elle nostalgique. Ces souvenirs sont loin derrière. Aujourd’hui, les années ont passé. La petite Fatou a grandi. Sa vie se résume maintenant à la vente de sachets d’eau. Tous les jours, faisant le tour des ruelles de Mbeubeuss, elle crie à se faire tordre les cordes vocales pour écouler sa marchandise. Elle ne rentre, exténuée, que lorsque tous les sachets sont vendus.
Aucune activité divertissante n’égaye son cœur juvénile. Pourtant, quand elle parle, l’on a l’impression que son esprit est supérieur à son âge. Par la force des choses, elle a une mentalité, une maturité que beaucoup de personnes acquièrent au fil des ans. Elle affiche une force de caractère et une intelligence déroutante. Selon elle, l’environnement où elle vit en est la cause. « Je suis orpheline. Je suis avec une tante qui me force à faire du commerce. Je suis plus entourée d’hommes que de femmes. Et, je sais qu’ils ne me veulent pas que du bien. Autant de choses qui m’ont fait prendre conscience que la vie n’est pas tout à fait, un « conte de fée ». Je suis obligée de me débrouiller seule, de faire face seule à mes problèmes. Dans un milieu comme celui-ci, il est impératif de comprendre et de connaître les choses négatives de la vie, pour pouvoir en sortir indemne. C’est une question de survie.»
Cette façon de penser, elle la doit aussi aux vécus de ses amies d’enfance, de Mbeubeuss. Quelques unes de ces dernières ont été victimes d’agressions. Il faut dire que l’insalubrité, la promiscuité de cet endroit peuvent, en grande partie constituer la cause de ces débordements. «Ce qui leur est arrivé m’a servi de leçon. Cela m’a aussi fait réfléchir, » révèle t-elle un brin gêné, donnant la preuve du caractère tabou de ce sujet. Elle poursuit : « Pour ne pas me retrouver dans la même situation qu’elles, je fais l’impossible. J’évite autant que possible de m’aventurer dans ces quartiers la nuit. J’ai repéré les endroits où les hommes fréquentent le plus, je n’y passe même pas. D’autant plus que certains d’entre eux prennent ma marchandise de force et refusent de me payer. Je me suis trouvée une clientèle fidèle parmi les femmes récupératrices qui travaillent dans la décharge. Et maintenant, je vends plus au dehors de cet endroit qu’à l’intérieur.»
Fatou est en train de couver une méfiance qui sans doute, l’accompagnera toute sa vie. D’aucuns diront peut-être que cela pourrait être un défaut préjudiciable. Mais, ce trait de caractère, elle ne l’a pas contracté par hasard.
Fatou dégage une poigne, une assurance que lui envieraient beaucoup de gens. C’est dans les yeux qu’elle s’adresse à eux. Elle ne fuie pas les regards. Et, malgré sa taille moyenne et son corps frêle, la petite ne manque pas d’allure, fière.
Le plus surprenant, c’est la conviction qu’elle a d’un meilleur avenir. « Ce qui se passe dans ma vie ne durera pas éternellement. Ma situation actuelle n’aura rien à voir avec ma destination finale. Et, je ferai tout pour, » dit-elle, d’une petite voix mais, fort déterminée. L’index levé vers le ciel comme pour le prendre en témoin, fait montre de sa résolution à faire de cette ambition, une réalité.
Des rêves, Fatou en a, et pas des moindres. A 12ans, elle sait déjà ce qu’elle veut faire de sa vie. Elle veut devenir une grande commerçante, ralliant les grandes villes du monde, à la recherche de marchandises. « Je rêve d’avoir un centre commercial, où sera exposé de jolies choses, dit-elle d’un air innocent. »
Elle s’éloigne, et l’on se rend compte qu’elle n’est différente des autres filles de son âge que, par la pensée. Car, au fond de son cœur d’enfant, Fatou aimerait baigner dans un univers d’amour où, école et jeux seront ses principales activités. Un monde comme en rêve une petite de douze ans. Sauf, qu’il y’a quelque chose chez elle, qui inspire plus que cela.