Il y’a de ces noms qui vous renvoie à quelque chose de spécifique. Mbeubeuss en fait partie. A l’entendre, l’esprit se fait un dessin d’amas d’ordures, de fumée, de poussière. Mais, cette partie de l’iceberg, en dissimule une autre. Au cœur de cette décharge, située à Malika, se trouve un monde, avec ses habitants, et ses réalités.
Nul besoin d’artifice pour faire de Mbeubeuss, un parfait décor de film de science-fiction. Telle est l’impression qui se dégage dès que l’on s’approche de cette décharge à ciel ouvert, située dans la banlieue dakaroise. Une fois l’entrée franchie et les camions dépassés, l’on est gagné par une émotion, à la vue de ce tableau qui se dresse sous les yeux du nouveau venu. C’est un décor, fait de personnes aux allures de revenant. Celles-ci, habillées presque de haillons, constituent pourtant, les acteurs clés de cette plateforme. Une femme, assise, semble faire partie du décor, de ces allées peuplées d’ordures. Mbeubeuss offre une vue large. La marée d’eau stagnante ne passe pas inaperçue.
Serigne Mbacké Sow, l’assistant coordonnateur du site avait averti : « Il faut du tact et de la diplomatie pour tirer de Mbeubeuss la « bonne information ». En dépit de cet appui, Mbeubeuss n’aime pas les intrus. Car, bien qu’il gagne correctement leur vie, leur métier est socialement dévalorisé. Il faut de la patience et un intermédiaire « local » pour établir des passerelles de dialogue entre le visiteur et la « communauté », afin de percer l’hermétisme des lieux. C’est cet hermétisme-là qui fait peur et inquiète celui qui s’aventure à la recherche de la vérité sous les tas de ferrailles et les labyrinthes de baraques aux fonds obscurs. Les personnes rencontrées dans cette décharge s’activent dans la récupération d’ordures de tous types. Se faisant guide dans ce site, Ibrahima en atteste : « Quelques 1300 tonnes d’ordures y sont déversées quotidiennement. C’est un trésor pour nous autres récupérateurs. Notre métier consiste à récupérer ce que nous pouvons de plastiques et de métaux sur cette montagne de déchets. »
Mais, ils travaillent dans des conditions qui ne respectent aucune norme sanitaire et hygiénique. Ils mangent sur la décharge, inhalent la poussière et toutes sortes d’odeurs. Ce que confirme Abdou, récupérateur d’ordures. A première vue, rien n’indique à priori que nous avons affaire à un récupérateur de déchets. Il est proprement habillé d’un pantalon et d’un tee-shirt rouge. « Mbeubeuss est un gagne-pain pour nous, avance-t-il fièrement. Si vous étiez venus avant le Ramadan, vous nous auriez trouvé attabler dans un des restaurants. Beaucoup de femmes viennent écouler leurs arachides ici parce qu’elles ne paient pas de taxe. Moi, j’y trouve de quoi subvenir à mes besoins. J’étais un chauffeur de car rapide. Si j’ai abandonné ce métier pour celui de récupérateur d’ordures, c’est parce que j’y trouve mon compte. Je m’active dans la récupération et la vente de choses recyclées çà et là. Pour l’instant, cela me réussit, » dit-il, avec un soupçon de satisfaction. Le cas d’Abdou est similaire à celui de Mbaye, à la différence prés. Ce garçon de 22ans, trouvé en train de peser la ferraille, fait de Mbeubeuss, un tremplin. « Je suis tailleur de profession. Mais, je viens ici pendant les weekends, car, je suis sûr d’y trouver quelque chose à revendre. » Les parents de Mbaye ne sont pas au courant du passe-temps de leur fils. « Ils n’apprécieraient pas de savoir que je travaille dans cette décharge. Ils conçoivent mal ce type de travail. »
À Mbeubeuss, la vie est un condensé de contradictions où s’imbriquent défis écologiques et contraintes sociales, risques sanitaire et beaucoup de pressions pour la survie. On semble s’y faire, et même y trouver une sorte de fierté. Les personnes rencontrées n’affichent en rien une mine triste, malheureuse. C’est tout le contraire. Ils sont beaucoup plus fiers de ce qu’ils font. Et, ils en parlent avec force et conviction, comme cette femme, Alimatou Baldé. Son accoutrement ne laisse nul indifférent. Vêtue en garçon manqué, avec ses baskets de couleurs différentes, la mariée et mère de trois enfants affirme : « C’est un travail comme les autres, dit-elle sourire. Je suis de la Casamance. Je suis dans ce métier depuis assez longtemps. C’est un travail qui rapporte. Je ne récupère plus les greffages, mais les restes de nourriture, pour les revendre aux éleveurs. »
Ce qui est sans doute le plus frappant dans cette cité, ce sont les enfants, filles comme garçons, qui y travaillent au même titre que les adultes. On les aperçoit, agrippés aux camions d’ordures, les habits déchirés, sales. Concernant les raisons de leur présence en ces lieux, trois d’entre eux avancent le prétexte du versement au marabout. « Il nous faut verser de l’argent au marabout tous les jours. Si nous n’en avons pas, nous proposons nos services ici, en échange de quelques pièces », disent-ils innocemment. Un autre soutient que la plupart du temps, il ne va pas à la recherche d’aumône. « Je viens directement ici parce que tourner en rond toute la journée, en sachant que je peux trouver de l’argent ici, est une perte de temps. »
Pour tout ce beau monde, Mbeubeuss est un espace vital. Fatou Bâ, 12 ans, est vendeuse de sachets d’eau dans ce site. Pour une petite de cet âge, vivre dans un endroit dominé par des hommes n’est évidemment pas une tâche facile. « J’habite ici avec ma tante paternelle. Tous les jours, je vends de l’eau aux hommes qui travaillent ici. Ce n’est pas facile de faire du commerce ici car, parfois, ils prennent ma marchandise de force, en refusant de me payer. Certaines de mes amies ont été victimes d’attouchements, » révèle-t-elle un brin honteux.
Hormis les enfants travailleurs, les habitants même de Mbeubeuss, font l’objet de curiosité. Le site est délimité en quartier. A Darou Salam, des tentes sont dressées un peu partout. Le garçon, s’occupant du dressage explique : « C’est pour les gens qui dorment ici que je fais les tentes. Avec l’incendie qui s’était déclenchée, les abris sont allés en fumée. »
Malgré leur condition de vie jugée déplorable, aucun cas d’Ebola n’a été enregistré, d’après l’assistant coordonnateur Serigne Mbacké Sow. A la question à savoir si des cas de violences, d’agressions ont été notés, il soutient : « Ces choses ne peuvent faire défaut, ni être contrôlées. Différentes personnes se rencontrent ici. C’est sans doute la cause de ces débordements, sans compter la précarité, la promiscuité des lieux. »
Dans cet immense amas d’ordures où s’activent des centaines de récupérateurs et récupératrices, peut-être un millier, environ 400 vivraient à l’intérieur même du site. Il aura fallu la réponse à une petite question pour faire sauter le vernis de fierté qui résiste mal, à la question de la postérité et du bonheur supposé, que procurent les déchets. Aucun de ceux qui affichent épanouissement et sentiment de faire œuvre utile ne souhaiterait que son « enfant » fasse ce travail. Car, derrière cette satisfaction et le courage de ces hommes et de ces femmes, il reste tapi, sous les montagnes de déchets qui les font vivre, un mal-être que nul d’entre eux ne voudrait pour sa progéniture. Alors aux questions existentielles s’ajoutent les questions d’éthique : doit-on permettre que des êtres humains, encadrés ou pas, fassent ce travail ? En plus, dans ces conditions-là ?